La bibliographie matérielle est, en fait, une archéologie du livre imprimé. Elle s'intéresse à la façon dont le livre, en tant qu'objet porteur d'un texte a pu être fabriqué et transmis. Dans ses objets comme dans ses méthodes, elle "cousine" avec la codicologie que pratiquent ceux qui étudient les manuscrits. L'expression "bibliographie matérielle" apparait déjà dans certaines publications du XIXe siècle. Ainsi en est-il, par exemple, de l'Encyclopédie des gens du monde.... dont l'article "bibliographie" publié au tome III (Paris, Librairie de Treuttel et Würtz, 1834, en particulier aux pages 467 et 470) comporte une rubrique qui précise : « La bibliographie matérielle tient note de toutes les circonstances qui se rattachent à un livre et à son auteur, à l’impression, aux gravures, aux éditions, etc. »
Dans son acception actuelle, l'expression "Bibliographie matérielle" a été forgée en 1966 par l'universitaire français Roger Laufer dans un article de l'Australian Journal of French Studies, revue qu'il avait créée et dont il était alors rédacteur-en-chef, pour traduire l'expression "Physical Bibliography" introduite un an plus tôt par Lloyd Hibbert dans un article de The Library, l'organe de la Bibliographical Society de Londres, dénonçant certaines ambiguïtés de vocabulaire de l'école américaine de Fredson Bowers (dont nous serons amenés à reparler). Depuis, elle a été retraduite en sens inverse par certains auteurs anglophones... mais non anglais... qui utilisent les termes de "Material Bibliography".
Pour leur part, les italiens parlent de "bibliografia materiale" (Giovanni Crapulli) ou de "bibliografia testuale" (Conor Fahy).
Quant aux allemands, ils emploient l'expression "analytische Druckforschung" (Martin Boghardt).
Pourtant, cette approche n'a rien d'anglo-saxon à l'origine, et a été pratiquée peu ou prou dans tous les pays d'Europe. En France, c'est une acception du terme "bibliographie" que nous avons perdue, comme le rappelle Louise-Noëlle Malclès dans son Manuel de bibliographie (Paris, PUF, 1963, p. 7, note 3) : « Dans les pays anglo-saxons et principalement en Grande-Bretagne, le mot bibliography garde le sens particulier de science du livre. Le bibliographe n’est pas uniquement un collecteur de titres ou un analyseur de textes, mais un expert dont la tâche est d’appliquer sa connaissance de l’histoire de l’imprimerie et des techniques connexes à l’étude des livres, d’en établir l’authenticité, d’en préciser la date et le lieu d’impression, d’examiner enfin tous les détails permettant de faire la lumière sur les origines matérielles d’un ouvrage. Ceci s’entend surtout des livres anciens. Dans plus d’un cas, bibliography englobe encore l’histoire du livre et même l’histoire littéraire. »
Assez curieusement, Luigi Balsamo n'évoque que de manière allusive (et dans ses dernières pages) cette approche, ou mieux cette composante, de la bibliographie dans son ouvrage à l'autorité incontestée :
BALSAMO (Luigi), La Bibliografia. Storia di una tradizione, Firenze, Sansoni Editore, 1984. Nouvelles éditions 1995 et 2000.
Traduction : Bibliography. History of a Tradition, Berkeley (Ca), Bernard M. Rosenthal, Inc., 1990.
D'une certaine manière, l'inspecteur de la police de la librairie parisienne Joseph d'Hémery (1722-1806) lorsqu'il identifiait des contrefaçons provinciales ou des éditions prohibées en examinant les papiers, le matériel ornemental, et les pratiques de composition faisait de la bibliographie matérielle... tout comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir.
Un peu plus tard, les cours de "bibliographie" professés par les bibliothécaires dans les écoles centrales des départements, créées en 1795, devaient tenir tout à la fois de l'histoire littéraire, de l'histoire du livre, et des "techniques documentaires". Malheureusement, ces cours n'ont fonctionné qu'en nombre très restreint... souvent faute de compétences. Certains grands noms de la bibliographie y sont cependant attachés. On signalera celui du minime comtois François-Xavier Laire (1738-1801), un des premiers incunabulistes romains, ancien bibliothécaire du prince de Salm puis de Loménie de Brienne, à l'école centrale de l'Yonne.
La Bibliothèque municipale de Besançon conserve aujourd'hui son cours manuscrit, et des notes prises par un de ses auditeurs. On peut également rappeler le cours d'Achard son homologue de Marseille, qui a fait l'objet d'une publication en trois volumes :
ACHARD (C. F.), Cours élémentaire de bibliographie, ou La Science du bibliothécaire... A Marseille, de l'Imprimerie de Joseph Achard fils et Compagnie, 1806-1807, 3 tomes. Ce cours est reproduit par Google Books : tome 1 ; tome 2 ; tome 3.
Ce dernier dresse cependant (tome 1, page 7) un constat désabusé de l'efficacité de cet enseignement des écoles centrales :
" [...] Chaque département avait son école centrale, et sa Bibliothèque. Ce Ministre [François de Neufchâteau] crut qu'en chargeant les Bibliothécaires du soin de donner des cours de Bibliographie, il pourrait faire naître le goût de cette étude, et la propager dans tout l'empire.
C'était là sans doute le moyen le plus efficace, si tous les bibliothécaires eussent eu les notions suffisantes pour remplir les fonctions de professeurs. Mais on sait qu'alors dans la plupart des départemens, les places étaient données à l'intrigue plutôt qu'au savoir ; sur cent départemens, il ne s'en trouva pas dix, dans lesquels les personnes placées à la tête des bibliothèques eussent les talens propres à enseigner, ou le courage de l'entreprendre. Ce but fut donc manqué [...]"
A ces noms, on pourrait ajouter ceux de l'abbé Jean-Joseph Rive (1730-1791), qui fut le bibliothécaire irrascible du duc de La Vallière... qui le surnommait "mon dogue", qui fut aussi une autorité incontestée pour ses contemporains en matière d'histoire du livre et de bibliographie, et qui commit un curieux ouvrage, consultable sur Google Books :
[RIVE (Jean-Joseph), abbé], La Chasse aux bibliographes et antiquaires mal-advisés, Par un des Eleves de M. l’Abbé Rive... A Londres : chez N. Aphobe, &c., 1788.
On pourrait aussi consulter avec profit le petit traité du libraire Martin Sylvestre Boulard (1748 ? -1809), qui constitue le premier véritable manuel du libraire d'ancien, et qui est consultable sur Google Books :
BOULARD (Martin Sylvestre), Traité élementaire de Bibliographie, contenant la manière de faire les Inventaires, les Prisées, les Ventes Publiques et de classer les Catalogues. Les bases d'une bonne Bibliothèque et la manière d'apprécier les livres rares et précieux. Ouvrage utile à tous les bibliographes et particulièrement aux Bibliothècaires et aux Libraires qui commencent. Paris, Boulard, An XIII (1804-1805). Deux parties en un volume 8°.
Cet ouvrage est d'ailleurs évoqué au début du tome 3 du Cours... d'Achard signalé plus haut.
On pourrait encore rappeler Gabriel Peignot (1767-1849), avocat bisontin que les événements révolutionnaires obligèrent à aller se faire "oublier" comme bibliothécaire de Vesoul, et qui devait devenir un des plus grands bibliographes du XIXe siècle.
Bien d'autres, bibliophiles et érudits, tels Henri et Julien Baudrier dans leur Bibliographie lyonnaise, ou Philippe Renouard tant dans ses travaux publiés que dans ses papiers aujourd'hui conservés à la réserve de la Bibliothèque nationale ont peu ou prou pratiqué les approches de la bibliographie matérielle.
De fait, dans le monde germanique, les premiers balbutiements de la discipline remontent aux Annales typographici ab artis inventae origine ad annum MD... éditées à partir de 1719 par Maittaire.
Au Royaume-Uni, le livre fondateur est probablement les Typographical Antiquities publiées en 1749 par Joseph Ames. En 1814, Thomas Hartwell Horne publiait à Londres An Introduction to the Study of Bibliography, premier manuel à attirer l'attention sur les indices matériels, en particulier pour la détermination des formats.
Un jalon important de la constitution de la discipline fut posé dans L'Esprit des journaux de mai 1782 par le normand Gervais-François Magné de Marolles (1727 - vers 1792), surtout connu pour son Essai sur la chasse au fusil publié en 1781. S'appuyant sur ses observations personnelles de plus de deux cents ouvrages, il y publiait des Recherches sur l’origine et le premier usage des registres, des signatures, des réclames et des chiffres de pages dans les livres imprimés.
Ce texte fut réédité en 1783, à Paris chez Barrois l'aîné, en un petit volume octavo de 51 pages, aujourd'hui consultable sur Gallica et sur Google Books. Il a été réédité, accompagné d'une traduction italienne, d'une introduction et de commentaires de Maria Gioia Tavoni par les éditions Arnaldo Forni de Bologne en 2008.
Un second jalon, tout aussi déterminant, fut posé en 1870, dans une brochure de 28 pages, par Henry Bradshaw (1831-1886), fellow de King's College et bibliothécaire de l'université de Cambridge : A Classified Index of the Fifteenth Century Books in the Collection of M. J. De Meyer, Which Were Sold at Ghent in November 1869, London, Macmillan and Co, 1870. Il y suggérait (pages 15-16) une étude systématique, dans une chronologie fine (année par année, éventuellement de mois en mois) des caractères et des habitudes propres à chaque proto-imprimeur.
Bradshaw avait élaboré une méthodologie mise à profit dans ses travaux personnels (Collected Papers of Henry Bradshaw... Cambridge, Cambridge University Press, 1889), et reposant sur trois approches particulières :
- l'étude de la structure du livre et de sa relation au texte imprimé,
- l'étude de l'identité typographique de l'ouvrage et de ses variantes typographiques,
- l'étude des habitudes d'imprimeurs.
A ce sujet, on consultera avec profit le texte des conférences que Paul Needham a données à la Fondation Hanes :
NEEDHAM (Paul), The Bradshaw Method. Henry Bradshaw's Contribution to Bibliography. The Seventh Hanes Foundation Lecture... Chapel Hill (NC), Hanes Foundation, 1988.
On pourra également se reporter à l'ouvrage de Roy Stokes, qui publie des extraits des travaux de Bradshaw :
STOKES (Roy), Henry Bradshaw 1831-1886, Metuchen (N.J.) and London, The Scarecrow Press Inc., 1984.
D'une certaine manière, Bradshaw, qui est aussi considéré comme un des pères fondateurs de la codicologie ainsi que l'ont montré les Sandars Lectures de 2015, ouvrait la voie aux véritables créateurs de la bibliographie matérielle moderne.
The New Bibliography :
De fait, c'est outre-Manche que la bibliographie matérielle s'est véritablement constituée en discipline, à partir de la fin du XIXe siècle, autour de la recherche sur les incunables et des études shakespeariennes et du théâtre élizabéthain, au sein de la Bibliographical Society fondée à Londres en 1892, et des Sandars Lectures créées à Cambridge deux années plus tard. La grande difficulté à laquelle se trouvaient confrontés les érudits travaillant sur Shakespeare était en effet l'absence de manuscrits du dramaturge, et l'existence de multiples éditions factuelles, et souvent fautives, d'oeuvres isolées.
Les "pères fondateurs" de ce qu'il est convenu d'appeler la New Bibliography furent l'incunabuliste Robert Proctor (1868-1903), Alfred William Pollard (1859-1944) professeur de bibliographie anglaise à l'université de Londres, Ronald Brunlees McKerrow (1872-1940) et sir Walter Wilson Greg (1875-1959), auteur de A Bibliography of the English Printed Drama to the Restoration publiée en quatre volumes entre 1939 et 1959. Ce dernier définissait ainsi la discipline : « Bibliography is the study of books as material objects » (GREG (W. W.), Collected Papers (1966).
C'est à Ronald B. McKerrow qu'on doit le premier manuel de la discipline, intitulé : An Introduction to Bibliography for Literary Students, et publié à Oxford (Clarendon Press) en 1927. Comme son nom l'indique, il était destiné à l'usage des étudiants de littérature. Il porte exclusivement sur la période du livre artisanal, et principalement sur le livre anglais. Bien que vieilli, ce livre est toujours utile aujourd'hui. Il a été réédité en 1994 (Winchester, St Paul's Bibliographies ; New Castle (Del.) Oak Knoll Press) avec une préface du bibliothécaire du Trinity College de Cambridge David McKitterick.
L'école américaine :
Au lendemain de la seconde Guerre Mondiale, la bibliographie matérielle trouva un nouveau développement aux États-Unis, à l'Université de Virginie, avec Fredson Bowers (1905-1991). Professeur à l'Université de Virginie, il y créa en 1948 la revue Studies in Bibliography, dont les anciens numéros sont mis an ligne depuis 1995. On lui doit également la publication, en 1949 (Princeton University Press), d'un important manuel de description bibliographique : Principles of Bibliographical Description. On utilisera de préférence l'une des deux dernières rééditions, revues par son disciple et continuateur G. Thomas Tanselle (Winchester, St Paul's Bibliographies and New Castle (Del.), Oak Knoll Press, 1994 et 2005). La vision très techniciste de Bowers, sa volonté de réduire la description d'une page de titre et d'un volume à une formule ésotérique d'aspect vaguement mathématique ont souvent été critiquées. On doit néanmoins reconnaître que ses principes de description bibliographique demeurent aujourd'hui incontournables.
Le texte des conférences qu'il prononça à Oxford en 1959, dans le cadre des Lyell Lectures, constitue un manifeste de ce qu'il est désormais convenu d'appeler "The Bowersian School" : BOWERS (Fredson), Textual and Literary Criticism, Cambridge, at the University Press, 1959.
La vie et l'oeuvre de Fredson Bowers ont fait l'objet d'un ouvrage de son disciple ert successeur :
TANSELLE (G. Thomas), The Life and Work of Fredson Bowers, Charlottesville, Bibliographical Society of the University of Virginia, 2003.
Par ailleurs, ses principaux travaux d'ordre bibliographique, jusqu'en 1976, ont fait l'objet d'une édition qui rassemble des textes dispersés dans de multiples revues :
BOWERS (Fredson), Essays in Bibliography, Text, and Editing, Charlottesville, Bibliographical Society of the University of Virginia, 2003.
Les conceptions quelque peu rigoristes de Bowers lui ont valu de nombreuses critiques. Parmi bien d'autres, on rappellera celle de Paul S. DUNKIN : Bibliography : Tiger or Fat Cat ? Hamden (Co), Archon Books, 1975.
On se souviendra également que c'est par réaction contre Fredson Bowers que, dans les années 1965-1966, Lloyd Hibbert et Roger Laufer lancèrent respectivement les concepts de "Physical Bibliography" et de "Bibliographie matérielle".
Parallèlement à Fredson Bowers, et à la même époque, les Etats-Unis ont donné une autre grande figure de la recherche en bibliographie matérielle : celle de Charlton Hinman (1911-1977), qui, fort de son expérience de quatre années de guerre dans l'US Navy occupées à examiner des photos aériennes, mit au point une machine à collationner que nous évoquons ailleurs, et publiait en 1963 les deux volumes de son oeuvre magistrale, issue de la comparaison de cinquante-cinq exemplaires du First Folio de Shakespeare (954 pages) rassemblés à la Shakespeare Folger Library de Washington. Une étude particulièrement poussée du First Folio (1623) et d'autres éditions comparables a permis de comprendre le processus d'impression de l'ouvrage, et la façon de travailler des compositeurs et des pressiers. Quiconque se penche sur le cas Shakespeare se doit désormais de consulter le remarquable essai de Charlton Hinman : The Printing and Proof-Reading of the First Folio of Shakespeare, Oxford, Clarendon Press, 1963, 2 volumes.
Le renouveau de la bibliographie anglaise et la sociologie des textes :
La fin des années 1960 et le début des années 1970 sont marqués par la fin de la prépondérance américaine, et un renouveau de la bibliographie "anglaise" qu'i s'incarne dans deux personnalités majeures, celles de Philip Gaskell et Donald McKenzie.
Le premier a livré un nouveau manuel, destiné à remplacer et à prolonger le premier dans la mesure où il prend en compte le livre artisanal et le livre industriel : A New Introduction to Bibliography, publié à Oxford (Clarendon Press) en 1972. Il a fait l'objet de rééditions en 1974, 1979 et 1994, ainsi que d'une traduction en espagnol. Cet ouvrage est le meilleur traité de bibliographie matérielle actuellement sur le marché... et le compagnon inséparable de tout chercheur travaillant dans ce domaine. Il est, entre autres choses, particulièrement précieux pour ses schémas explicatifs des formats les plus insolites qu'on puisse rencontrer... et dont les autres manuels ne parlent jamais.
John Philip ("Pip") Wellesley Gaskell (1926-2001) est également l'auteur d'un autre ouvrage important : From Writer to Reader. Studies in editorial Method, Oxford, Clarendon Press, 1969, réédité en 1978.
Pour sa part, Donald Francis McKenzie publiait en 1969, dans les Studies in Bibliography de Fredson Bowers, un "article-bombe" intitulé "Printers of the Mind : Some Notes on Bibliographical Theories and Printing-House Practices". Reposant sur les découvertes faites lors de la préparation de sa thèse (The Cambridge University Press 1696-1712 : a Bibliographical Study, publiée en 1966), et en particulier de l'exploitation des archives anciennes de Cambridge University Press, McKenzie réintroduisait et réaffirmait l'importance du facteur humain dans l'histoire complexe de la fabrication des livres imprimés. Il insistait sur le fait de ne pas s'en tenir au seul objet livre, comme le faisait Fredson Bowers, mais de l'éclairer d'autres approches, dont le recours aux archives d'imprimeurs... quand elles existent. L'école bowérienne a répliqué à cette charge, sous la plume de Thomas Tanselle, dans un article intitulé "Bibliography and Science", publié dans Studies in Bibliography, n° 27, 1979, p. 55-89. Il n'empêche que Donald McKenzie jettait les bases d'une "nouvelle bibliographie", celle qui est pratiquée aujourd'hui.
Donald Francis McKenzie (1931-1999), était un néo-zélandais qui, après avoir travaillé dans les postes, puis mené une carrière professorale à l'Université Victoria de Wellington, en commença une seconde, une fois retraité, comme professeur de bibliographie à Oxford. Il a essayé d'étendre les approches de la bibliographie à d'autres objets que le livre imprimé, et en particulier au Traité de Waitangi (1840), texte fondateur de la Nouvelle Zélande et traité conclu entre la Couronne britannique et les tribus maories de tradition orale. En 1985, la British Library lui a confié les premières Panizzi Lectures, et le thème qu'il choisit d'aborder était "Bibliography and the Sociology of Texts". Il y définissait la bibliographie comme la discipline qui étudie les textes et les formes enregistrées, ce qui autorisait à les étudier non seulement sous l'angle technique, mais aussi sous celui des processus sociaux de transmission.
Ces conférences ont été publiées par la British Library dès 1986 :
McKENZIE (Donald Francis), Bibliography and the Sociology of Texts, London, British Library, 1986 (The Panizzi Lectures 1985). Réédition : Cambridge, Cambridge University Press, 1999.
Elles ont été traduites en français en 1991. Leur lecture est impérative pour quiconque s'intéresse à la bibliographie matérielle.
McKENZIE (Donald Francis), La Bibliographie et la sociologie des textes, Paris, Editions du Cercle de la Librairie, 1991.
La préface de Roger Chartier à cette traduction a été reprise sous le titre "Bibliographie et Histoire culturelle" dans :
CHARTIER (Roger), Au bord de la falaise. L'histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998, p. 255-268.
La disparition prémarurée de Donald McKenzie, en 1999, a profondément affecté la communauté des bibliographes. Ses principaux articles, dont "Printers of the Mind" ont été rassemblés par deux de ces disciples, et publiés en 2002 :
McKENZIE (Donald Francis), Making Meaning. "Printers of the Mind" and Other Essays. Edited by Peter D. McDONALD and Michael F. SUAREZ s.j., Amherst and Boston, University of Massachussetts Press, 2002.
Fait exceptionnel pour un ouvrage en langue anglaise, non traduit, un compte-rendu de Roger Chartier intitulé “Formes et sens de la lecture”, a été publié dans Le Monde (supplément Livres) du vendredi 15 novembre 2002.
L'Université de Wellington a, elle aussi, salué sa mémoire dans un colloque dont les actes ont été publiés également en 2002 :
THOMSON (John) éd., Books and Bibliography. Essays In Commemoration of Don McKenzie, Wellington (New Zealand), Victoria University Press, 2002.
Rendant compte de ces deux ouvrages dans la New-York Review of Books du 29 mai 2003, l'historien Robert Darnton y considèrait McKenzie comme « le Martin Luther de la bibliographie », et il concluait : « il n'a pas sapé les fondements de la bibliographie, loin de là, ses hérésies lui ont donné une nouvelle vie".
Le lecteur curieux de découvrir l'oeuvre de Don McKenzie pourra également se reporter à l'article qu'Harold Love lui a consacré dans The Library :
LOVE (Harold), “The Intellectual Heritage of Donald Francis McKenzie”, The Library. The Transactions of the Bibliographical Society, Seventh Series, Volume 2, n° 3, September 2001, p. 266-280.
Un petit ouvrage étudiant l'influence de McKenzie a été publié en 2010 par Alistair McLeery et Benjamin A. Brabon, avec une importante présentation biographique de David McKitterick :
McLEERY (Alistair), BRABON (Benjamin A.) ed., The Influence of D. F. McKenzie, Edimburgh, Merchiston Publishing, 2010.
Enfin, un site internet est dédié à la mémoire et à l'oeuvre de Don McKenzie.
La difficile acclimatation de la bibliographie matérielle en France :
La France n'a pas la même tradition, ni la même approche, que le monde anglo-saxon. C'est l'australien Wallace Kirsop (Monash University, Melbourne) qui le premier, en 1970, tenta de persuader ses collègues littéraires français de l'intérêt de la bibliographie matérielle par le biais d'un petit essai de 77 pages : Bibliographie matérielle et critique textuelle, vers une collaboration, Paris, Lettres modernes, 1970. Le moins que l'on puisse dire est que ce petit ouvrage ne rencontra pas beaucoup d'écho.
Wallace Kirsop faisait, à la page 3 de son avant-propos, ce constat amer : « En France le moment des grandes synthèses et des gros traités n’est pas encore venu pour la bibliographie matérielle. Dans un premier temps, il faudra envisager la préparation de manuels provisoires qui mettront à la disposition des chercheurs les résultats d’enquêtes menées autour du livre anglais et les méthodes élaborées au cours de ces travaux. Quand cet enseignement aura été assimilé, il sera possible à la fois de constituer un corpus d’investigations détaillées du livre européen et de rédiger des textes qui initieront d’une manière satisfaisante à cette discipline le spécialiste de l’histoire littéraire française. […] »
On ne peut pas refermer ce petit opuscule sans en citer la dernière phrase (page 76) : « [...] Et dans la mesure où la critique textuelle, ou, si l’on préfère, le respect du texte authentique, est une préoccupation centrale des études littéraires, il faut passer par le dur apprentissage de la bibliographie matérielle. »
On lira avec intérêt le témoignage de Wallace Kirsop, évoquant Roger Laufer et le séminaire d'Henri-Jean Martin, rapporté par le blog de Patrick Spedding.
A la même époque en effet, Jeanne Veyrin-Forrer (1919-2010), archiviste-paléographe, conservateur de la réserve de la Bibliothèque nationale, spécialiste de la typographie du XVIe siècle, prodiguait un enseignement de bibliologie à l'École nationale supérieure de bibliothécaires, encore parisienne, et dans le cadre de la conférence d'Henri-Jean Martin à l'École Pratique des Hautes Études. Le petit opuscule de 41 pages dactylographiées qu'elle fit paraître en 1971 pour l'École nationale supérieure de bibliothécaires constitue, d'une certaine manière, le premier manuel pratique français moderne de bibliographie matérielle.
Du même auteur, on lira avec profit le chapitre "Fabriquer un livre au XVIe siècle" publié dans le volume 1 Le Livre conquérant. Du Moyen-Âge au milieu du XVIIe siècle de l'Histoire de l'édition française, Paris, 1983, p. 279-301. Les articles de Jeanne Veyrin-Forrer ont été rassemblés dans La Lettre et le texte. Trente années de recherches sur l'histoire du livre, Paris, École normale supérieure de jeunes filles, 1987.
Toujours en ce début des années 1970, Roger Laufer (1928-2011), de retour d'Australie depuis la fin 1967, publiait chez Larousse en 1972, dans une collection de manuels universitaires, le premier ouvrage destiné à un public étudiant évoquant la discipline.
Roger Laufer (1928-2011)
© Victoria University Wellington NZ
La seconde partie de son Introduction à la textologie constitue en effet le premier manuel en langue française de bibliographie matérielle... aujourd'hui devenu introuvable.
Roger Laufer mettait alors la dernière main à sa thèse Lesage ou Le métier de romancier, Paris, Gallimard, 1971. Les comptes-rendus assassins qui attaquèrent ses descriptions et commentaires bibliographiques dans la tradition anglo-saxonne traduisent quelles étaient alors les conceptions heuristiques du milieu académique. À quarante ans de distance, ils ne grandissent pas leurs auteurs, et la lecture de celui de Raymond Joly consacré à son édition du Diable boiteux (Paris et La Haye, Mouton, 1970) dans Etudes littéraires (volume 5, n° 2, 1972, p. 321-323) vaut d'être méditée aujourd'hui !
Une nouvelle tentative d'acclimatation en France de la bibliographie matérielle intervint en 1979, à l'occasion d'une table-ronde organisée sous l'égide du CNRS et présidée par le doyen Jacques Petit. Ce dernier étant décédé peu après, l'édition des actes incomba à Roger Laufer :
La Bibliographie matérielle présentée par Roger Laufer. Table ronde organisée pour le CNRS par Jacques Petit, Paris, éditions du CNRS, 1983.
Le volume comportait douze contributions. Quatre seulement émanaient de chercheurs français. Roger Laufer ne manquait pas, dans son introduction, d'insister sur cette faiblesse : « […] Mes propos risquent d’être mal reçus, parce qu’ils seront peut-être mal perçus. Il est peu de conférenciers français à présenter ici l’étude d’un cas bibliographique précis. Cette pénurie n’est pas fortuite. Telle demeure notre ignorance. C’est moins d’un colloque sur la bibliographie matérielle que nous avons besoin, que d’un séminaire pour grands commençants. Ce n’est pas le cas de nos collègues étrangers. […] »
Dans son intervention « La bibliographie matérielle pour quoi faire ? » il insistait fortement sur le fait qu'un texte est conditionné par son support, et ajoutait : « […] Entre le général et le singulier, la bibliographie matérielle définit le particulier. Alors que les autres disciplines bibliographiques connexes renvoient à l’uniformité attendue d’objets produits en série, elle discerne […] des variations dues aux tolérances acceptées dans la fabrication et qui ne sont donc pas signalées explicitement à l’attention éventuelle de l’utilisateur. […] » et il assignait trois buts majeurs à la discipline :
• Établir la bibliographie d’un auteur,
• La reconstitution du travail et de la production d’un atelier d’imprimerie,
• Le choix du texte de base pour préparer une édition ; éventuellement une généalogie des éditions anciennes conduisant à ce choix.
A ceux-ci, nous pouvons, pour notre part, ajouter :
• Dévoiler les faux,
• Repérer les émissions, les états et les variantes d'une édition, et identifier de fausses rééditions,
• Dévoiler des contrefaçons ou des ouvrages prohibés imprimés sous de fausses adresses.
En Belgique
Jean-François Gilmont (1934-2020), qui fut professeur à l'université catholique de Louvain. Spécialiste de Calvin, Maître d'oeuvre de la base GLN 15-16 (Genève-Lausanne, Neuchâtel).
Certains de ses articles ont été rassemblés dans un recueil qui mérite la lecture :
GILMONT (Jean-François), Le Livre & ses secrets, Genève, Droz, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 2003.
Pour le XVIIIe siècle, on doit également mentionner Daniel Droixhe, professeur à l'Université de Liège, spécialiste du XVIIIe siècle et en particulier des contrefacteurs liégeois, et créateur de la base d'ornements typographiques Moriâne.
En Suisse, la bibliographie matérielle a principalement été développée et utilisée par Silvio Corsini, conservateur à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, et maître d'oeuvre des bases d'ornements typographiques Passe-Partout et Fleuron.
En Italie, la discipline a, en particulier, été acclimatée et développée par Conor Fahy (1928-2009), dont certains textes ont été rassemblés dans une publication :
FAHY (Conor), Saggi di bibliografia testuale, Padova, Editrice Antenore, 1988.
Du même auteur, on pourra consulter l'article "La bibliographie matérielle en Italie et le 'Roland Furieux' de l'Arioste", Mélanges de la Bibliothèque de la Sorbonne, n° 10, 1990, p. 23-37.
On se reportera également avec profit aux actes d'un colloque organisé en l'honneur de Conor Fahy, et qui ont été publiés par Neil Harris :
Bibliografia testuale o filologia dei testi a stampa ? Definizioni metodologiche e prospettive future. Convegno di studi in onore di Conor Fahy. Udine, 24-26 febbraio 1997. A cura di Neil Harris. Udine, Forum, 1999.
Parmi les auteurs contemporains dont les travaux sont les plus critiques et les plus suggestifs, on signalera Joseph A. Dane, professeur d'anglais (University of Southern California).
DANE (Joseph A.), The Myth of Print Culture. Essays on Evidence, Textuality, and Bibliographical Method, Toronto, University of Toronto Press, 2003.
Au nombre des sujets évoqués dans cet ouvrage, on notera deux textes consacrés aux problèmes de variantes.
DANE (Joseph A.), Abstactions of Evidence in the Study of Manuscripts and Early Printed Books, Farnham and Burlington, Ashgate Publishing Ltd, 2009.
Consacré aux problèmes du passage du manuscrit à l'imprimé, ce livre s'interroge, entre autres questions, sur celle délicate de l'exemplaire idéal (Ideal Copy).
DANE (Joseph A.), Out of Sorts. On Typography and Print Culture, Philadelphia and Oxford, University of Pennsylvania Press, 2011.
S'intéresse d'une part à la question complexe de la typographie, et d'autre part aux rapports entre texte et image.
DANE (Joseph A.), Blind Impressions. Methods and Mythologies in Book History, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2013.
Pour conclure, nous ne pouvons qu'engager le lecteur angliciste à se reporter
_ à l'article tout en humour de Carl Spadoni (Président de la Société bibliographique du Canada), publié dans History of Intellectual Culture, volume 7, 2007, n° 1, sous le titre "How to Make a Soufflé ; or, What Historians of the Book Need to Know about Bibliography"
- et au texte proposé par notre collègue Neil Harris (Université d'Udine) pour le cours de bibliographie matérielle qu'il donna plusieurs années de suite à l'école de l'Institut d'histoire du livre de Lyon... avant que nous ne l'assurions à notre tour.
Mise en garde !
On nous permettra, enfin, de mettre le lecteur en garde contre une publication française pétrie au départ de bonnes intentions, mais qui est, à notre sens, à éviter : ROUDAUT (François), Le Livre au XVIe siècle. Éléments de bibliologie matérielle et d'histoire, Paris, Honoré Champion, 2003.