Comme le rappelle Wallace Kirsop, dans Bibliographie matérielle et critique textuelle, vers une collaboration, (Paris, Lettres modernes, 1970), page 32 : " [...] il est essentiel de se rendre compte du fait qu'une description bibliographique et a fortiori une édition critique doivent se fonder sur l’examen et le collationnement du plus grand nombre possible [au moins 20] d’exemplaires survivants de toutes les éditions autorisées d’un texte. Ce n’est que ce travail minutieux qui permet au bibliographe de distinguer éditions, émissions et états d’un livre, et de décrire l’exemplaire idéal.
" Il définit alors l'exemplaire idéal de la manière suivante :
"L'exemplaire idéal - celui que le bibliographe s'efforce de définir - représente la dernière intention de l'imprimeur (agissant de concert avec l'auteur ou le libraire) au moment de la mise en vente d'une édition. Bien que les hasards de la manufacture soient tels que dans certains cas aucun exemplaire concret ne correspond en tous points à cet état hypothétique, il est essentiel de dépasser le vulgaire empirisme qui consiste à décrire sans analyse chaque volume exactement comme on le trouve."
Pour sa part, Fredson Bowers consacre à la notion d'exemplaire idéal les pages 113 à 123 de l'édition 1994 de ses Principles of Bibliographical Description (Winchester, St Paul's Bibliographies and New Castle (Del.), Oak Knoll Press, 1994).
Il rappelle, page 123, que la description de l'exemplaire idéal doit servir de base, de point de départ, à l'analyse de l'histoire de l'impression de l'édition, de ses impressions, et de ses états.
Il a défini plus haut (page 113), ce qu'il entend par exemplaire idéal : " [...] un livre complet de toutes ses feuilles, tel qu'il a quitté l'atelier de l'imprimeur dans une condition qu'on peut considérer comme représentant son état final et le plus parfait. Un exemplaire idéal ne comprend pas seulement toutes les pages blanches prévues à l'origine comme parties intégrantes des cahiers, mais aussi tous les retraits, tous les feuillets cartonnés et tous les ajoûts qui constituent l'état le plus parfait du livre tel que l'imprimeur ou l'éditeur prévoyait de le publier dans l'édition décrite."
Il ajoute en note : "Rien n'est inventé dans la description de l'exemplaire idéal. Au contraire, toutes les traces apportées par l'examen de nombreux exemplaires sont analysées sur les bases de l'histoire de l'impression de l'édition en question, aussi précisémment qu'on le peut, dans le but de découvrir ce qui était de fait la forme la plus parfaite à laquelle l'imprimeur est parvenu pour cette édition. La description de cette forme est celle qu'il est logique de faire, d'autant qu'elle rend davantage service au lecteur et est la plus adaptée pour comparer des exemplaires en mettant clairement en évidence quelles différences peuvent résulter d'étapes antérieures de l'impression dont les pages auraient été conservées. Aucun exemplaire isolé, à moins qu'il ne corresponde à l'exemplaire idéal tel que défini par l'analyse, ne peut faire autorité pour la description d'un livre. Par ce principe on évite le péché d'offrir une description d'un état imparfait qui peut avoir été modifié en cours d'impression."
Mais, Fredson Bowers est bien obligé de le reconnaitre (page 115) : "un exemplaire idéal ne peut pas toujours être défini de manière inflexible, et avec certains livres il peut même être très hypothétique".
Thomas Tanselle, le disciple et continuateur de Fredson Bowers, a consacré un long et important article au concept d'exemplaire idéal, dans le volume 33 (1980) de Studies in Bibliography, dont la lecture est indispensable :
TANSELLE (G. Thomas), "The Concept of Ideal Copy", Studies in Bibliography, volume 33, 1980, p. 18-53.
Il y rappelle, en particulier, la genèse de ce concept : les "Notes on Bibliographical Evidence", de Mc Kerrow publiées en 1913 (Transactions of the Bibliographical Society, 12, 1911-1913, p. 213-318) ; la notion d'"ideally perfect copy" avancée par Greg en 1934 ("A Formulary of Collation," The Library, 4th ser., 14, 1933-1934, p. 365-382, voir p. 371) ; celle d'"ideal copy" avancée en 1947 par Bowers ("Criteria for Classifying Hand-Printed Books as Issues and States," Papers of the Bibliographical Society of America, 41, 1947, p. 271-292, particulièrement p. 290), puis reprise deux ans plus tard dans la première édition de son manuel.
Tanselle insiste, page 21, sur le caractère essentiel et central du concept d'exemplaire idéal en bibliographie : " [...] Le concept d'exemplaire ideal est au centre de la démarche de la bibliographie descriptive, parce qu'il est l'élément qui distingue la description bibliographique du catalogage : là où une entrée de catalogue, quel que soit son niveau, existe pour recenser un exemplaire particulier, une description bibliographique vise à donner un étalon auquel des exemplaires isolés puissent être comparés [...] La description bibliographique s'élève au-dessus des limites cde l'exemplaire isolé en relevant les éléments qui émergent comme standards après un examen de multiples exemplaires."
Jean Toulet (1928-2012), qui fut directeur de la Réserve de la Bibliothèque nationale, et un grand historien de la reliure, n'est pas un bibliographe au sens où l'entend l'école anglo-saxonne. C'est pour cela qu'il faut relire le texte de la conférence qu'il donna le 17 mai 1988 à l'Institut d'étude du livre, à Paris, sur le thème de la notion d'exemplaire. Ce texte, intitulé "la notion d'exemplaire", et qui prend le terme dans une acception plus large, a été publié dans les Mélanges de la Bibliothèque de la Sorbonne :
TOULET (Jean), "La notion d'exemplaire", Mélanges de la Bibliothèque de la Sorbonne, n° 10, 1990, p. 11-22.
Il rappelle que jusqu'au XVIIIe siècle, période d'apparition de la bibliophilie telle que nous la connaissons aujourd'hui, la notion d'exemplaire demeure extrêmement floue. Il la définit de la manière suivante : " [...] Sous l'expression 'notion d'exemplaire', on peut ainsi regrouper tous les facteurs, toutes les données qui isolent une unité ou quelques unités dans un ensemble."
Il distingue ensuite quatre facteurs qui la caractérisent. Le premier est lié à la production, et recouvre les notions entrevues chez les auteurs de la bibliographie anglo-saxonne : " [...] Toujours parmi les facteurs liés à la production, on peut mentionner ceux qui interviennent au cours de la fabrication. Ce sont, notamment, toutes les modalités que s'attache à détecter la bibliographie matérielle : variantes d'impression, corrections en cours d'impression, feuillets antérieurs aux cartons, etc. Ces modalités ne sont pas délibérées à priori, mais opérationnelles. Par contre, toujours en cours de fabrication, peuvent apparaître des facteurs purement accidentels : altération d'un bois gravé, empreinte insolite d'un caractère, mauvaise impression, etc. Enfin, il y a les facteurs qui peuvent apparaître au terme de la fabrication : signatures et réclames manuscrites [...]"
A ce premier ensemble, il ajoute en second lieu les facteurs liés au changement de statut du livre quand il passse de celui d'objet manufacturé et d'objet commercial à celui d'objet d'usage : ainsi de la reliure, des marques d'appartenance, des annotations manuscrites des possesseurs successifs.
En troisième lieu, il ajoute le passage du statut d'objet d'usage à celui d'objet de collection : nouvelle reliure, lavage des feuillets, restaurations, truffage (adjonction au volume de manuscrits, lettres, dessins...), éventuellement falsifications (pages remplacées, fausses reliures, fausses provenances...)
Efin, en quatrième lieu, il ajoute les facteurs qui caractérisent la façon dont le livre a traversé les étapes antérieures : son état de conservation actuel, ses éventuelles lacunes (feuillets manquants), les dimensions de ses feuillets (après plusieurs reliures successives), sa localisation (collection publique ou privée)...
Même si ils dépassent la simple et pourtant complexe question de la notion "d'exemplaire idéal", ces paramètres ne doivent être ni ignorés, ni oubliés.
Dans un texte récent, Joseph Dane interroge à nouveau les définitions données par McKerrow et surtout Bowers, montrant que derrière l'apparente rigueur de ce dernier, il y a parfois des réalités plus complexes échappant aux catégorisations. Mais surtout, Joseph Dane s'intéresse ici au phénomène des fac-similés et des reprints. Ces derniers rendent souvent d'éminents services aux chercheurs en leur permettant d'accéder visuellement à des éditions anciennes très rares et très précieuses pour pouvoir être manipulées trop souvent. Dane nous rappelle ici une réalité trop souvent oubliée des utilisateurs. Les reprints... ne sont pas fiables. Certains coupent les marges des ouvrages qu'ils reproduisent, faisant ainsi disparaître les signatures, mais c'est encore un péché véniel. Les plus redooutables sont les reprints composites, car réalisés en combinant des reproductions de feuillets pris dans plusieurs exemplaires. Or ces reprints composites ont parfois été comparés, dans le monde anglo-saxon, aux exemplaires idéaux tels que les traquent les bibliographes. Il y a là un amalgame d'autant plus fâcheux, que ces reprints composites ne distinguent pas ce qu'ils ont pris à tel ou tel exemplaire, et constituent de véritables "monstres bibliographiques" qui ne peuvent qu'induire le chercheur pressé ou imprudent en erreur.
Ajoutons qu'aujourd'hui un danger similaire vient des multiples campagnes de numérisation de livres anciens en cours... certains n'hésitant pas à mêler des images venant d'exemplaires différents.
Le bibliographe se devra donc d'être extrêmement prudent en ce domaine !
DANE (Joseph A.), "'Ideal Copy' vs. 'Ideal Texts' : The Application of Bibliographical Description to Facsimiles", Abstactions of Evidence in the Study of Manuscripts and Early Printed Books, Farnham and Burlington, Ashgate Publishing Ltd, 2009, p. 77-94.
Prolongeant ces divers constats, un texte récent de Wolfgang Undorf, consacré aux incunables, souligne les pratiques de "reconstruction" actuellement en cours (Bibliothèque nationale d'Estonie, par exemple) d'exemplaires prétenduement idéaux à partir d'images numérisées dans des exemplaires différents. Mais cet auteur centre surtout son propos sur la délicate question de l'identité d'exemplaires incunables anciennement fabriqués aux XVIIIe et XIXe siècles à partir de cahiers ou de feuillets d'exemplaires d'éditions, voire d'émissions et d'états, différents (ce que les anglais appelent "Made-up copies"), mais dont il ne subsiste plus aucun exemplaire de départ entier pouvant nous permettre de savoir ce qu'ils étaient.
UNDORF (Wolfgang), "The idea(l) of the ideal copy : some thoughts on books with multiple identities", Early printed books as material objects proceedings of the Conference organized by the IFLA rare books and manuscripts section, Munich, 19-21 August 2009. Edited by Bettina Wagner and Marcia Reed, Berlin, De Gruyter Saur, 2010, p. 307-319.